Aller au contenu
Association québécoise des parents d'enfants handicapés visuels
Vous êtes ici :

Textes intéressants

Braille numérique contre braille papier
Christian Coudert, rédacteur en chef du Louis Braille

Braille numérique contre braille papier

Par Christian Coudert, rédacteur en chef du Louis Braille

(Article paru dans « Le Louis Braille » de juillet-août 2014 n° C313)

 

Voici comment m’est venue l’idée de la rédaction de cet article : depuis que j’ai acquis un bloc-notes braille, j’ai progressivement délaissé la lecture sur papier au profit de la lecture en braille électronique. Or, sans avoir pris la peine de le vérifier, j’ai toujours été persuadé qu’une lecture sur papier devait être sans conteste beaucoup plus efficace. En effet, alors que sur papier on peut recourir à la lecture bi manuelle (la main gauche anticipe la lecture de la prochaine ligne pendant que la main droite termine la ligne courante), ce procédé n’est pas transposable au braille numérique puisqu’il est nécessaire d’appuyer sur une touche de navigation de son appareil pour afficher la suite du texte une fois que l’on a terminé la lecture du contenu de la plage braille.

 

Un autre a priori m’a toujours laissé supposer que plus on disposait de cellules braille (jusqu’à un certain point), plus la vitesse de lecture était performante. C’est pour vérifier le bien-fondé de ces présupposés que j’ai souhaité réaliser une expérimentation auprès d’un panel de lecteurs volontaires. Cette étude ne prétend pas avoir un caractère scientifique (il aurait fallu pour cela isoler un groupe de lecteurs, faire lire à chacun les mêmes textes au cours d’une ou de plusieurs séances chronométrées, confier à chacun les mêmes matériels électroniques, affiner éventuellement les résultats en tenant compte de l’âge et de l’ancienneté dans la lecture du braille de chaque lecteur, etc…). Toutefois, le nombre de lecteurs ayant participé et le nombre de séquences de lecture réalisées au total permettent de tirer des conclusions objectives qui seraient probablement confirmées par toute autre étude similaire.

 

Mise au point

 

Loin de moi l’idée d’opposer un mode de lecture à un autre. Tous les supports de lecture sont complémentaires, chacun choisit ceux qui lui conviennent en fonction de circonstances multiples (immobile ou en déplacement, supports disponibles pour tel ou tel titre, contraintes budgétaires…). Il est d’ailleurs avéré qu’une large majorité de lecteurs voyants recourant à des tablettes numériques n’abandonnent pas le support papier – parfois même ils y reviennent.

 

Il ne fait aucun doute qu’un lecteur de braille doit avant tout maîtriser la lecture sur papier pour bien appréhender les notions de pages et de paragraphes et bénéficier des avantages procurés par les diverses dispositions utilisées sur ce support (centrages de titres, sauts de ligne, alinéas, disposition en « listes » « en poésie »…). Sur un afficheur braille, sur lequel on enchaîne des blocs de texte de plus ou moins 18, 20 ou 32 cellules, la plupart de ces repères disparaissent. L’apprentissage du braille, comme celui de l’écriture, passe donc nécessairement par le papier.

 

Protocole de test

 

-       Utiliser de préférence des bloc-notes braille plutôt que des plages tactiles, les premiers étant davantage conçus pour de la lecture de textes en mode autonome, donc offrant une ergonomie bien adaptée, tandis que le second type d’appareils est destiné à afficher le contenu d’un écran d’ordinateur et, pour cette raison, possède davantage de cellules ;

 

-       Lire des textes différents sur papier et sur bloc-notes ;

 

-       Lorsque le matériel le permettait, activer la commande qui supprime les lignes vides ;

 

-       Sur papier, sélectionner des textes exclusivement en braille abrégé (AOÉ 1955), assez courants pour avoir une lecture aussi fluide et naturelle que possible (écarter en particulier les textes où l’on savait à l’avance qu’il y aurait beaucoup de noms propres (qui normalement sont transcrits en intégral et par conséquent ralentissent la lecture) ; sur bloc-notes, lire des fichiers déjà transcrits en braille abrégé ou activer le mode de lecture en abrégé à partir d’un texte en intégral (tous les appareils de ce type possèdent cette fonction) ;

 

-       Chronométrer soi-même sa vitesse de lecture, pendant au minimum 30 minutes, d’une part sur papier, d’autre part sur au moins un appareil braille (si possible un bloc-notes de 18 cellules et un autre de 32 cellules, le matériel pouvant être prêté) ;

 

-       Lire normalement, sans chercher à accélérer sa vitesse parce qu’il y a un chrono qui tourne ;

 

-       Aucune obligation de lire à haute voix ;

 

-       S’observer pendant ta lecture et essayer d’en tirer des conclusions (fatigabilité, confort de lecture, mouvements des mains, position optimale, etc…).

 

À l’issue de chaque test, noter les informations suivantes :

 

-       le matériel utilisé,

-       la durée en minutes,

-       le nombre de mots lus,

-       la moyenne des mots lus par minute.

 

Appareils utilisés

Les lecteurs ont utilisé leurs matériels personnels et, lorsqu’ils l’ont souhaité, un appareil prêté par nos soins. Les matériels suivants ont servi à l’expérimentation : Focus 14 et Focus 40 (Freedom Scientific) ; BrailleSense U2 Mini (18 cellules) et BrailleSense U2 (32 cellules) (Hims) ; Pronto 18 (Baum) ; PacMate 20 (Freedom Scientific) ; Apex BT32 (HumanWare) ; EasyBraille (HandyTech). Les résultats ci-dessous ne prennent pas en compte les séances de lecture sur les plages tactiles de 40 cellules et de 14 cellules : d’une part il s’agit de périphériques destinés surtout à afficher le contenu d’un écran (d’ordinateur ou de smartphone), d’autre part un seul lecteur possédait dans les deux cas ce type de matériel, rendant la comparaison non significative.

 

Résultats par lecteur

 

Nous indiquons, pour chaque lecteur :

 

1° le Nombre de séances de lecture effectuées ;

2° le nombre de mots lus par minute pour chaque séance ;

3° la moyenne générale de mots par minute.

 

Lecteur A :

 

- 3 séances sur papier ; 127, 117, 123 ; =122.

- 2 séances sur 32 cellules : 127, 123 ; =125.

- 4 séances sur 18 cellules : 120, 126, 118, 126 ; =122.

 

Lecteur B :

 

- 2 séances sur papier ; 111, 119 ; =115.

- 2 séances sur 32 cellules ; 97, 121 ; =109.

 

Lecteur C :

 

- 4 séances sur papier ; 75, 93, 95, 118 ; =95.

- 14 séances sur 32 cellules ; 100, 89, 102, 97, 104, 98, 102, 96, 102, 113, 109, 104,

   98, 108, 108 ; =102.

- 1 séance sur 20 cellules : 80 ; =80.

- 11 séances sur 18 cellules : 84, 83, 95, 100, 93, 103, 99, 93, 90, 90, 85 ; =92.

 

Lecteur D :

 

- 1 séances sur papier ; 96 ; =96.

- 1 séance sur 32 cellules : 100 ; =100.

 

 

 

 

 

Lecteur E :

 

- 1 séance sur papier : 157 ; =157.

- 1 séance sur 32 cellules : 123 ; =123.

- 1 séance sur 18 cellules : 156 ; =156.

 

Lecteur F :

 

- 1 séance sur papier : 140 ; =140.

- 1 séance sur 32 cellules : 130 ; =130.

- 1 séance sur 18 cellules : 110 ; =110.

 

Quelques observations :

 

-       3 lecteurs sur 6 ont une vitesse de lecture légèrement plus rapide sur papier que sur plage tactile en général (l’écart va de -0,6 % à -7 % seulement).

 

-       L’écart entre les minima et les maxima pour chaque lecteur est relativement faible, ce qui indique que le rythme de lecture n’est pas fondamentalement altéré par le fait d’utiliser un appareil ; une exception cependant : le lecteur E, qui a dû être déstabilisé par l’afficheur à 32 cellules (123 mots/minute, contre 157 sur papier).

 

 

Résultats par support

 

Pour chaque support, nous avons totalisé les résultats de chaque lecteur et effectué la moyenne – toujours exprimée en mots/minute.

 

- Lecture sur papier : 120.

- Lecture sur 32 cellules : 115.

- Lecture sur 18 cellules : 120.

 

Commentaires de lecteurs

 

« Je suis plus rapide sur papier, et moins fatigué que sur une plage tactile. La lecture sur barrette implique beaucoup de mouvements [le lecteur utilisait un appareil à 32 cellules] ; de plus, on n'a pas la liberté d’explorer comme sur papier. Au final, cela génère une fatigue rapide des bras et poignets. »

 

« Sur plage braille, ma vitesse de lecture est allée en progressant, comme s'il me fallait un entraînement (l'intérêt de l'histoire faisait que je voulais savoir la suite). Sur braille papier : confort d'une lecture bi manuelle ; plaisir réel du contact avec le papier ; à tout moment, la possibilité de me situer sur la page, dans le livre, d'avoir une vision globale ; une lecture moins crispée. »

 

« Sur bloc-notes : une lecture uni manuelle, engendrant à la longue une crispation du poignet gauche et de l'index de la main droite [le lecteur utilisait une plage de 32 cellules] ; un contact agréable avec la plage braille, les points bien saillants semblent faciliter la discrimination. La vitesse de lecture assez rapide tempère l'impression que l'on pourrait avoir de lecture hachée. »

 

« Test de lecture de textes en défilement automatique sur le bloc-notes : là, je peux lire avec les deux mains. Mais je n'arrive pas à trouver la bonne vitesse. En fait, cela dépend du nombre de caractères que comprend effectivement la ligne, parfois jusqu'à 32, parfois beaucoup moins. »

 

« Ma deuxième session de lecture sur plage braille fut plus lente que la première. Je l’explique par le fait que j’étais moins bien installée. »

 

« La nature du texte lu peut modifier les paramètres, de même que la présence d'un mot très court sur la plage tactile, ou encore l'option permettant de supprimer les lignes vides (que je n'avais pas activée). En braille papier les lignes vides sont plus rapidement perçues. »

 

« Sur plage braille, on subit beaucoup plus le texte, et notamment les lignes avec numéros de pages et les lignes blanches. Sur papier, j'anticipais ce genre de choses, le sautant facilement. Je me suis rendu compte que j'utilisais le majeur ou l'annulaire de la main droite pour faire mon changement de plage braille. Bien sûr on ne peut pas trop commencer à lire la ligne suivante ; mais je suis bien en lecture bi manuelle, bien qu'elle soit moins efficace que sur papier. Généralement, je préfère le braille papier pour mes lectures à voix haute ou mes supports de prises de parole en public.

D'un point de vue physique, je souffre davantage sur plage braille [le lecteur utilisait un matériel à 32 cellules), ne pouvant pas manipuler autant le support : en effet les boutons de l'appareil risquent de déclencher une action involontaire ; de plus, j'ai une impossibilité à poser les poignets comme je le fais sur papier. Sur plage braille, difficile de passer de paragraphe en paragraphe comme je le fais sur papier, notamment lorsque je lis un texte en diagonale (journal d'informations par exemple). Par contre, le braille de meilleure qualité me permet de faire moins de régressions. Ce braille, plus saillant, provoque en revanche une plus grande excitation, ce qui fait que je ressens plus vite le besoin d'une pause. »

 

« Assise sur mon canapé, appareil sur mes genoux [la lectrice utilisait un bloc-notes à 18 cellules] : lecture très confortable. Test de lecture sur une table : pas du tout confortable. »

 

« Mon bloc-notes à 18 cellules me suit partout, accroché à mon cou, ce qui me permet de lire en toutes circonstances (debout dans le métro ou à mon arrêt de bus, notamment). À présent que l'on peut télécharger depuis le site d'Éole jusqu'à 20 titres par mois, je stocke tous les ouvrages qui m'intéressent ; puis, chez moi, ou lors d'un trajet, ou en vacances, je choisis un ouvrage dans ma liste selon mon humeur. Si un livre ne me plaît pas, j'en change aussitôt. J'apprécie également la revue « Géo Histoire » en braille numérique et regrette que l'on n'ait pas accès à davantage de journaux sous ce format. Je lisais « Géo » sur papier, mais les volumes sont lourds à transporter. À l'occasion de mes tests pour cette étude, j'ai constaté avec surprise que je lisais plus vite sur bloc-notes que sur papier : la qualité du point sur un afficheur piézoélectrique me convient davantage que le point embossé qui est inégal.

Depuis que je possède un matériel à 18 cellules, je me suis rendu compte que mon rythme de lecture était proche de celui que j'avais sur 32 cellules ; et surtout, du fait que j'ai moins de déplacements des deux mains, j'éprouve beaucoup moins de fatigue dans les poignets, les bras et les épaules - à condition que je sois bien installé : dans mon cas, l'appareil est posé sur mes genoux ; ainsi les poignets ne sont pas en tension, ce qui n'est pas le cas si je le pose sur une table. »

 

La lecture sur ma plage braille est très confortable car les barres pour faire avancer le texte sont situées en façade et peuvent être manipulées par les pouces, même si les doigts ne sont pas aux extrémités de la plage.

 

Il y a longtemps que je ne lis plus sur papier de façon prolongée, même si je n’ai jamais autant lu de braille que depuis que je suis informatisée ; la lecture sur papier est pour moi occasionnelle, une brochure, un mode d’emploi, du courrier, des partitions...

 

-       Les points forts du papier : grande fluidité de lecture lorsqu’on lit avec les deux   mains puisqu’on anticipe sur la ligne suivante ; facilité pour sauter les lignes blanches, atteindre une page ; représentation spatiale de la mise en page (importance des lignes blanches, des retraits de listes...).

 

-       Les points faibles du papier : fragilité (points effacés avec le temps) ; encombrement ; nécessité de disposer de suffisamment de place pour lire.

 

-       Les points forts du bloc-notes : avoir à disposition un grand nombre d’ouvrages ; recherche possible de texte, ce qui compense partiellement la possibilité d’atteindre une page par son numéro, dès lors qu’une table des matières a été créée ; faible encombrement, ce qui permet de lire partout, y compris debout dans le métro...

 

-       Les points faibles du braille sur plage tactile : risque de perdre du temps dans la lecture si le texte n’est pas ajusté à la taille de la plage, je pense tout particulièrement aux ouvrages numériques générés par la Médiathèque de l’AVH, il serait confortable de pouvoir choisir le format, et d’avoir des ouvrages sans coupure des mots en fin de ligne ; perte de la mise en page (on n’a pas vraiment de représentation spatiale du texte imprimé ; ce n’est pas très gênant pour de la littérature, mais ça l’est pour des tableaux, ou une partition de piano qu’on ne peut pas lire en ayant une main sur la portée de main droite et l’autre sur celle de main gauche, ce que je fais couramment sur papier).

 

 

Nos conclusions

 

Cette étude montre que la vitesse moyenne de lecture sur papier est équivalente à celle effectuée sur bloc-notes de 18 cellules (120 mots/minute). Elle est légèrement supérieure à celle sur appareils à 32 cellules (4 %). La perception que l’on a de son rythme de lecture est faussée par un ensemble de facteurs dont on n’a pas conscience, révélés par la présente expérimentation : la qualité du point sur afficheur piézoélectrique compense en grande partie les inconvénients d’une lecture qui ne peut se comparer à une véritable lecture bimanuelle sur papier ; en outre, le braille électronique dispense le lecteur de tourner des pages de papier et, parfois, de maintenir le livre ou la revue de façon à ne pas être gêné par la pliure qui rabat une partie du volume.

 

Pour qu’une lecture sur plage tactile soit efficace, il est primordial d’être confortablement installé et de trouver la position idéale pour fatiguer le moins possible les poignets et les membres supérieurs, voire le dos. Poser l’appareil à plat sur une table n’est pas toujours la meilleure solution. Il est également souhaitable de savoir paramétrer son bloc-notes braille en fonction des documents à lire (saut des lignes vides, lecture « compressée » permettant d’ignorer les fins de paragraphe et parfois les espaces multiples…).

 

Les appareils avec touches en façade offrent la meilleure ergonomie possible pour faire défiler le texte : les pouces les atteignent naturellement, ce qui n’est pas le cas lorsque les boutons de navigation sont situés de part et d’autre de la plage braille.

L’étude montre qu’un grand nombre de cellules ne favorise pas nécessairement la vitesse de lecture : la fatigue est généralement plus grande sur les équipements à 32 cellules que sur ceux ayant 18 ou 20 cellules du fait des déplacements de mains plus amples.

 

Nous n’avons pas mentionné ici tous les résultats des tests de lecture automatique (fonction présente sur tous les blocs-notes permettant de faire avancer le texte sans manipulation). Cette fonction ralentit sensiblement la vitesse de lecture : en effet, il est fréquent que le texte affiché sur la plage tactile n’occupe pas la totalité des cellules ; parfois un ou deux mots seulement sont présents ; or, si l’on attend que le défilement automatique pour afficher la suite du texte se déclenche, on peut perdre plusieurs secondes à chaque fois. Il est souhaitable que les fabricants envisagent une amélioration de cette fonctionnalité en faisant défiler le texte selon le remplissage de la plage tactile, en accélérant proportionnellement le rythme lorsque peu de caractères sont affichés.

 

Je tiens à remercier ici tous les lecteurs qui ont accepté de se prêter à cette expérimentation. Les résultats sont éloquents et ils devraient inciter, d’une part, les producteurs de braille à proposer davantage de titres en braille numérique, d’autre part les lecteurs de braille à adopter, en complément du papier, ce support qui offre tant d’avantages pour l’accès à l’écrit, parmi lesquels la transportabilité, l’accessibilité instantanée (pas de délais de réception de colis), la navigation et la recherche aisées dans un document numérique, la pose de repères ou signets aux endroits auxquels on souhaite revenir ultérieurement, et l’archivage de livres et journaux sans dégradation dans le temps et sans le moindre encombrement. Il reste néanmoins à souhaiter que les prix des équipements baissent sensiblement pour qu’un nombre croissant de lecteurs, partout dans le monde, puissent en profiter.

 

« LE LOUIS BRAILLE » est un périodique bimestriel distribué sur abonnement par

 L’Association Valentin Haüy.

 

Supports disponibles : braille intégral, braille abrégé, caractères agrandis, courriel,

CD DAISY avec voix de synthèse.

 

Abonnement annuel pour 2014 : 35 € pour 6 numéros.

Service Abonnements, AVH, 5 rue Duroc – 75343 Paris cedex 07.

Tél. : 01 44 49 27 27 – Email : revues@avh.asso.fr