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Association québécoise des parents d'enfants handicapés visuels
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Le secret du petit soudeur
François Côté, Psychologue - 1999

Commentaire du film « La couleur du paradis » de Majid Majidi, Iran, 1999

 

Le secret du petit soudeur

par François Côté

 

En reconnaissance pour les parents, sœurs et frères qui ont accueilli un enfant handicapé visuel dans leur famille. Pour toutes ces heures de doute, d’angoisse, d’attente et de déception, ainsi que ces moments de vérité humaine. Aussi, pour tous ces instants de générosité où une personne voyante indique le chemin, ou partage les beautés visuelles du monde avec celle et celui qui vit une déficience de la vue. Il me plaît de vous mentionner que les mots sur lesquels vos yeux se posent présentement ont été écrits en braille. Je me réjouis en imaginant que ces mots par mes doigts touchés deviennent sous vos yeux, touchants. Ainsi s’est créé dès ces premières lignes un espace d’intimité du doigt à l’œil, de cœur à cœur, pour entrer ensemble dans cet univers où le regard humain n’a jamais pénétré.

 

Le film La Couleur du paradis nous convie à ce partage avec l’enfant aveugle. Cette perception du monde non visuel entraîne des particularités que j’aborderai tout au long de ces pages. Je vous invite donc à me tenir le coude afin que je vous guide à mon tour. Par tâtonnements du pied et de la main, parfois craintifs, mais le plus souvent curieux, nous nous approcherons vous et moi de cette trame de fond commune à tous les être humains, qu’incarne de manière si palpable l’enfant aveugle. Il s’agit de cette vulnérabilité inhérente à notre nature, intégrité fragile d’un cœur sensible, d’un corps mortel et d’une psyché si perméable tout autant aux vents favorables que contraires.

 

L’enfant aveugle porte à la fois l’empreinte corporelle de l’incapacité physique, l’énorme dépendance à l’égard des autres humains, dans un rapport limité avec son environnement. Son élan vital oscille entre le rire, la joie, la curiosité, et une telle solitude liée à sa différence. Il est souvent sans mot pour exprimer sa souffrance et ses joies, sans l’autre pour vraiment l’entendre. Ses parents ou substituts sont troublés par le présent et inquiets pour l’avenir de cet enfant aux yeux clos. Ainsi l’enfant aveugle incarne pour la personne voyante l’impuissance, la faiblesse, l’angoisse même, au point où parfois on préfère ne pas voir celui qui ne voit pas. Il confronte ouvertement celui en soi qui ferme les yeux pour ne pas voir sa propre vulnérabilité. La reconnaissance de celle-ci me semble pourtant être à la base même de notre capacité d’intimité avec soi-même, avec l’autre, voire avec la vie en général.

 

Puisse l’accueil de cet enfant à l’extérieur comme à l’intérieur de nous, permettre de recevoir en nous davantage de notre humanité. L’enfant aveugle, représentant de notre vulnérabilité, invite par son humilité à la collaboration plutôt qu’à l’affrontement, à la compréhension plutôt qu’au jugement, à la compassion plutôt qu’à la distance. Il suggère à l’homme sa vraie mesure, quand de sa petite main baladeuse il renverse le château de cartes de nos illusions de toute-puissance qui nous font oublier qui nous sommes. Ce déni qui nous porte à la guerre, à l’abus de l’autre, à rejeter celui qui devient le miroir de ce que l’on ne veut pas voir en nous. L’enfant aveugle nous rappelle notre vraie nature, soit notre interdépendance à l’environnement et aux autres êtres humains.

 

J’avais dix mois quand mes parents ont appris que le glaucome congénital qui gonflait douloureusement mes yeux était le germe d’une cécité totale. Le pronostic se confirma avant mon deuxième anniversaire. Fin des années cinquante nous vivions dans un village duquel mon père était barbier et ma mère, coiffeuse dans la maison familiale. S’ajoutait à ces services une accommodation alimentaire pour le voisinage. Je suis né dans cette maison où vivaient déjà mes trois sœurs et mes deux frères, ainsi que ma grand-mère maternelle. En excluant les dimanches et Noël, notre famille accueillait entre 7 h du matin et 10 h le soir les clientes et clients, les voisins et amis, lieu de rencontres et de vie. Dans un tel contexte il est facile d’imaginer le labeur de mes parents, surtout celui de ma mère qui était au cœur de cette fourmilière humaine.

 

Ainsi l’arrivée d’un enfant handicapé que les douleurs tenaient éveillé toutes les nuits était une véritable épreuve. Dès lors, le vécu nocturne de la famille devint presque aussi occupé que la vie diurne l’était. La pression oculaire provoquée par le glaucome devenant insupportable en position horizontale, je ne pouvais dormir que dans la position assise, ou dans les bras d’un adulte. Mes sœurs et ma mère se relayaient généreusement pour m’offrir le sommeil minimal. En plus des soins concrets supplémentaires exigés par les douleurs, mes parents durent faire face à leurs inquiétudes pour l’avenir de ce petit aux limites si évidentes. Ils réunirent alors leur foi, leurs espoirs et leurs sous pour entreprendre un cheminement médical pouvant au moins apporter un soulagement des souffrances, avec le souhait ultime d’une guérison possible. Leur ferveur dans l’intention et la prière fut si entière qu’ils furent exaucés. Non point par une guérison physique tel que demandé, mais en me transmettant la force du recueillement spirituel. Ils me donnèrent en plus de la vie, la vision intérieure, la seule qui demeure quand tout le reste de notre vie est bouleversé.

 

La couleur du paradis et le lit de fer

 

C’est ainsi qu’entre l’âge de dix mois et quatre ans et demi, ma vie fut partagée à part égale entre le vécu familial où je pouvais toucher la couleur du paradis, et le milieu hospitalier entouré par mes compagnons, les barreaux d’un lit de fer. Mais d’abord, s’il vous plaît d’entrer un instant dans cette chaleureuse maisonnée, ouverte sur l’être humain quel qu’il soit… C’était un creuset inestimable d’amour et d’occasions d’être en relation. Mes proches avaient cette sagesse instinctive d’offrir une surveillance discrète, me laissant découvrir par moi-même les limites avec mon environnement. Ainsi mes parents ne firent aucune modification intérieure ou extérieure à notre maison pour l’adapter à mes besoins. Intuitivement et je les en remercie encore, ils misèrent plutôt sur ma capacité de m’adapter à la réalité des voyants. Ainsi le balcon avant d’un mètre de haut demeura sans rampe, où j’y appris à conduire mon tricycle. Après quelques jours de pratique soutenue, je parcourais à vive allure les dix mètres de longueur m’arrêtant sur l’avant dernière-planche sous les yeux effrayés des clients de mes parents. Le petit secret expliquant cet exploit incompréhensible pour mes spectateurs d’alors, je peux maintenant vous le partager sans craindre d’en amoindrir la magie.

 

Il s’agit du phénomène de l’écholocation, c’est-à-dire la capacité de détecter la présence d’un objet et sa distance par la réflexion des sons. Tout comme les chauves-souris et les baleines, mon tricycle émettait des sons en roulant perpendiculairement aux planches du balcon. Ainsi à chaque fois que je passais devant l’une des quatre colonnes soutenant la toiture, la vitesse à laquelle le son me revenait par écho, m’indiquait exactement où j’étais par rapport à ces colonnes. Cela était un jeu d’enfant que de m’arrêter devant la dernière. Ce phénomène chez l’humain est appelé la vision faciale. Grâce à la plasticité de notre cerveau, elle se développe à des degrés variables, surtout chez les personnes handicapées visuelles de naissance qui ont eu l’opportunité d’explorer suffisamment leur environnement. Cette capacité perceptuelle ne se développe donc pas systématiquement, ne se retrouvant que très rarement chez l’adulte qui devient handicapé visuel plus tardivement. Cette vision faciale permet par exemple de savoir en marchant sur le trottoir que nous sommes devant une bâtisse ou entre deux. Elle permet de percevoir la présence d’une voiture stationnée à une distance de deux ou trois mètres. Cette faculté extrêmement utile répondant aux lois physiologiques et physiques est très dépendante des conditions ambiantes, étant altérée par le vent, la pluie, la neige, et les sons forts émis par la circulation et les travaux citadins.

 

À mesure que ma motricité augmentait, mes explorations prenaient de l’altitude par le biais des chaises, des escaliers et escabeaux, jusqu’à cet univers extraordinaire des tablettes et étagères. Mes proches avaient cette sagesse naturelle de considérer les petites blessures (ecchymoses, coupures et égratignures) comme faisant partie de l’apprentissage de tout enfant, même aveugle. Ils avaient compris que la plus dangereuse et la plus grave des atteintes était la surprotection. Ainsi je pouvais utiliser les ustensiles et outils de la maison et du garage aux fins de mes innombrables projets de construction.

 

En toute intimité je me permets d’ouvrir pour vous le coffre aux trésors des odeurs de mon enfance. Intime, car à cette époque je n’avais pas les mots pour le partager, d’autant plus que personne dans mon entourage ne semblait s’intéresser aux odeurs qui, moi, me captivaient. J’étais le seul de ma famille à m’asseoir des heures entières pour sentir l’infinie variété d’odeurs cachées sous l’escalier du deuxième étage, où nous rangions les chaussures qui n’étaient pas de saison.

 

Vous dire à quel point j’étais impressionné par les multitudes d’odeurs de cuir, de plastique, de métal, et parfois même la présence olfactive du propriétaire de la dite chaussure. J’aimais comparer les longueurs, largeurs et textures, imprégné  que j’étais par la vie qui s’animait sous mes doigts et mon nez. Chacun des trois étages de la maison dégageait son bouquet particulier. À la cave, je retrouvais le registre de la terre,  l’humide de la réserve de patates et du bois de chauffage. Au premier, s’ajoutaient au fumet de la cuisine les tabacs des fumeurs, les produits pour la coiffure, ainsi que le visage olfactif de nos clients. Nombre d’entre eux étaient fascinés par ma capacité de les reconnaître par leur pas, quand en réalité, c’était par leur forte émanation d’humanité que je les distinguais de leurs voisins. Que voulez-vous, la politesse exigeait de moi une grande discrétion sur l’appréciation nasale de mes semblables ! Le deuxième étage révélait à son tour les particularités des membres de ma famille. J’aimais repérer la présence de chacun en sentant leurs vêtements rangés ou déjà portés. La literie à elle seule exprimait la personnalité de chacun dans leur vie nocturne. Au grenier, c’était une fête de flairer pendant mes rares visites les traces du passé dans les coffres de bois et les boîtes de carton, qui, par mon nez, reprenaient vie.

 

Le village lui-même comportait sa propre géographie olfactive. Je repérais la boulangerie par la si profonde odeur du pain chaud. Le garage se signalait par la senteur des pneus et de l’essence. Mais de loin ma préférence allait à la forge de monsieur Bélanger. Il y avait dans ce petit bâtiment le désordre le plus total et le plus inspirant que mes jeunes années aient connu. Il y avait de tout partout, empilé enchevêtré dans une liberté des plus inspirantes. Il y avait là des odeurs uniques, celle du feu de forge, de la soudure, et ma préférée, celle des éclats des sabots des chevaux qu’il ferrait. Pour moi, cet homme était un géant, aux mains aussi dures qu’il avait le cœur tendre. Pour la première fois je rencontrais un adulte qui parlait le langage du toucher. J’avais même l’impression qu’il fermait les yeux quand il me présentait des objets. Cette relation fut telle, qu’il m’était aussi courant de lui demander une soudure pour un bricolage que de demander de la colle à mes frères.

 

Lorsque mon nez baissait la voix, mes doigts et mes mains prenaient la relève. Je touchais à tout, caressant les meubles jusque dans les moindres recoins. Les têtes de clous, écrous et boulons, joints et équerres étaient inspectés plusieurs fois. Encouragé par mon entourage, ma curiosité était insatiable, partout où la main pouvait se poser. À titre d’exemple, je m’amusais à suivre les contours des voitures garées dans le stationnement chez mes parents. À six ans, je pouvais, en plaçant une main sur l’aile d’un véhicule, identifier le modèle, pendant que l’autre main vérifiait par la forme des lumières son année de fabrication. Je vous confesse que cette compétence me plongeait dans une confusion extrêmement troublante. J’étais ravi d’impressionner mon public qui en redemandait. Mais du même coup, j’étais saisi par la si grande naïveté de ces mêmes adultes qui, par ailleurs, étaient mes héros. Comment ces personnes si habiles pour conduire une automobile, construire des maisons, pouvaient s’extasier devant ce qui était pour moi une banalité. Mon jugement me disait qu’il n’était pas plus difficile de reconnaître le modèle d’un véhicule par le toucher que par la vue. Le moyen était différent mais pas l’objet. Or, ces adultes m’inquiétaient par leur ignorance, par leur grossière incapacité à en faire autant. Mon raisonnement était clair : si les adultes qui m’entourent ne voient pas l’évidence et la simplicité d’une telle situation, comment puis-je leur faire confiance dans des contextes que je considère grandement plus complexes.

 

La présence de l’automobile dans mon quotidien me posa très tôt un problème de taille. Sans la vue, comment pourrais-je un jour connaître ce bonheur que je percevais chez ces adultes à conduire un bolide ? C’est alors que j’ai imaginé un scénario que je repassais avec enthousiasme chaque soir avant le sommeil. Je m’imaginais au volant d’une voiture sport extrêmement puissante où je manipulais le système d’embrayage et l’accélérateur, pendant que le Bon Dieu s’occupait de la conduite pour éviter les accidents. Notre complicité était impeccable, car nous avons réussi d’innombrables sorties périlleuses sans aucun accrochage !

 

Mais la circulation des voitures autour de notre demeure amena pour moi une autre question, cette fois d’ordre moral. Même si dès l’âge de quatre ans il m’était possible de jouer dans notre cour en évitant les véhicules par la vision faciale, l’emballement de mes jeux, la rapidité excessive de mes courses occasionnaient de temps à autre des collisions. Or je compris très tôt que si j’entrais me faire consoler à la maison, les adultes évalueraient mes projets trop dangereux, et apporteraient en conséquence des restrictions à ma liberté. Il était donc impératif de trouver un autre moyen de diminuer la pression intérieure que je ressentais suite à ces collisions entre mon petit corps et ces masses métalliques. L’urgence de la situation me fit mettre en place une échelle de règlement de comptes, dont j’étais le juge. Ainsi, la punition se devait d’être proportionnelle, soit à ma douleur physique, ou à l’intensité de mon émotion de peine ou de rage causée par l’impact. Je remettais alors à la voiture fautive l’équivalent de son méfait. Le spectre des punitions s’étendait du simple petit coup de bâton sur le pare-chocs, à la peine capitale, par bonheur rarement infligée, l’égratignure de la voiture à l’aide d’un clou. Rassurez-vous, la longueur de cette compensation se devait d’être égale à celle que j’avais sur mon genou, ou sur mon bras. Je demande sincèrement pardon à tous les propriétaires de voitures qui pourraient ici se reconnaître. Cette juridiction fut appliquée entre les années 1961 et 1964 inclusivement. Et comme vous le savez, toute loi est difficile à interpréter. Il fallait que j’agisse avec équité, sans être vu de l’adulte qui aurait à nouveau troublé l’ordre établi!   

 

Si mon nez et mes mains étaient très occupés, il en était de même pour mes deux oreilles. La sécurité que l’enfant voyant ressent à la vue d’un visage connu ou d’un objet significatif, je la retrouvais dans les sons familiers. Soit par la voix d’un proche, ou par le son réconfortant d’objets et activités de la maison. Le bruit matinal de la porte de la fournaise à bois était un de mes préférés. Il était associé à la présence paternelle, ainsi qu’à la chaleur qui suivait le grincement enveloppant. Dès l’âge de trois ans, je reconnaissais par une seule salutation tous les habitués de notre demeure, et ils étaient nombreux. Rapidement je ressentis la fierté de ces adultes à être identifiés par moi devant les autres, surtout les moins réguliers de la maison. Une lourde responsabilité venait de m’être confiée. J’avais, devant un public la plupart du temps composé d’environ dix personnes suspendues à mes lèvres, à reconnaître mon vis-à-vis qui avait prononcé seulement deux mots : « c’est qui ? ». Un silence monacal suivait ces fatales paroles durant lequel le panache de l’adulte reposait alors sur mes deux petites oreilles. Une réponse positive allait gonfler les plumes de notre paon, entraînant un bravo général. Mais voilà, la réponse négative nous replongeait dans un silence où on pouvait entendre s’ouvrir la blessure narcissique de la non-reconnaissance. Sans compter que plusieurs « non familiers » se risquaient à me tendre ce piège qui allait nécessairement se retourner contre eux. Malgré moi, je devenais leur bourreau.

 

C’est aussi les sons qui m’occasionnaient les plus grandes frayeurs infantiles. Le bruit continu et assourdissant des gros moteurs, et par-dessus tout les sirènes des camions de pompier et des ambulances. Parfois j’avais peur de me retrouver seul au deuxième étage sans la présence de l’adulte. Je servais à mes personnages imaginaires épeurants la même médecine qui réussissait si bien avec moi. Je leur faisais peur en criant fort et en frappant dans mes mains. Heureusement ils partageaient les mêmes craintes que moi, s’enfuyant sans délais.

 

S’ajoutait à ce véritable royaume la présence intime des animaux. Certes les chiens occupaient la place de la fidélité. Des petits compagnons de maison aux gigantesques et infatigables chiens de traîneau, ils étaient mes confidents. Je me réfugiais dans leur niche les jours de pluie, où je me sentais le plus heureux du monde. La tranquillité du son de la pluie, l’odeur de la paille mélangée à celle si savoureuse des coussinets des pattes de chien, la chaleur de cette brave bête : j’étais à l’abri de tout. Je goûtais la plénitude de l’être quand il fait un avec l’univers. Tout un monde s’animait aussi autour des lapins, pigeons, tortues et poissons  (qui étaient rouges à ce qu’on m’a dit). Chez mon ami Rodrigue qui vivait sur une ferme, j’ai vécu le grand bonheur de goûter aux infinies impressions de ce monde vivant. Les odeurs du lait frais, du foin que l’on engrange, des œufs chauds que nous rapportions victorieusement à la maison. Nous avions aussi l’intrépide tâche d’attraper les jeunes porcelets pour les embarquer dans le camion pour qu’ils soient livrés.

 

Voilà, pour le premier volet d’une vie où les heures ne suffisaient pas pour explorer tous les possibles de mon univers familial. Il y avait aussi l’autre moitié de ma vie d’enfant passée à l’hôpital. Je fus hospitalisé vingt et une fois pour des traitements et chirurgies aux yeux. Entre l’âge de dix mois et deux ans, je passai plusieurs semaines alité, les mains attachées, pour éviter que j’enlève les bandages sur mes yeux suite aux interventions médicales. De cette période, je ne conserve aucun souvenir conscient. Seuls des cauchemars récurrents ont ponctué mes nuits jusqu’à ce qu’adulte je découvre leurs origines. La double réalité de perdre le petit résidu de vision en même temps que j’avais les mains liées aux côtés du lit provoqua un tel sentiment de vulnérabilité, qu’une angoisse s’imprégna fortement dans ma psyché. C’est elle qui remontait dans ces cauchemars où une personne menaçante s’approchait de mon lit où j’étais complètement incapable de bouger, de voir, de crier.

 

Il est facile par contre de me rappeler les longues journées passées en compagnie des barreaux de mon petit lit de fer. Certes je partageais une chambre avec quatre ou cinq autres enfants de mon âge. Ces derniers pouvaient jouer ensemble dans la chambre avec un ballon et du matériel de bricolage. Mais pour des raisons de sécurité, je demeurais dans mon lit, probablement par manque de personnel pour me surveiller. Je me souviens avoir exploré à des centaines de reprises tous les barreaux du contour de mon repère. L’intérêt de cette manœuvre s’avérait être les soudures entre les tiges verticales et les barreaux. En effet, si ces derniers étaient tous identiques, en revanche les soudures avaient toutes leur personnalité. J’appréciais minutieusement le travail du soudeur dans les moindres détails de formes et de textures. Certaines avaient même leur nom inspiré de leur profil, (le chapeau, le poisson, le chat, le bateau) pour ne nommer que celles-là. Dans le monde extérieur, ces soudures retenaient ensemble le métal. Mais pour ma vie intérieure elles représentaient un lien avec la main de l’homme, une continuité nécessaire entre ces deux univers par ailleurs si différents, ma famille et l’hôpital. Elles devinrent un symbole unificateur qui me permit de garder espoir dans les moments plus difficiles, quand l’ennui des miens et l’impossibilité d’explorer le monde occupaient toute la scène de mon espace intérieur.  

 

Les plis des draps et des couvertures devenaient des routes, des rivières, des lacs et des montagnes. En dehors des barreaux, je ne connaissais que le petit meuble que je ne pouvais toucher qu’en infime partie. Il n’y avait que les sons devenus familiers des mouvements du personnel, et les joies et les plaintes de mes voisins. J’y avais comme partenaires fidèles mon ennui et mon imagination. Le seul temps où je quittais le lit était pour le petit-déjeuner. Ce moment devint si magique que je n’ai, à ce jour, jamais goûté d’aussi bonnes rôties et de délicieux gruau.

 

Quand mes sanglots exprimaient trop fortement ma solitude, certaines infirmières utilisaient la chambre d’isolement comme solution. On roulait mon lit jusqu’à ce cachot où on fermait la porte en me disant qu’on viendrait me chercher seulement quand mes pleurs auraient cessé. Une des infirmières tout particulièrement avait une voix perçante qui me terrorisait. C’était une sœur grise qui, à mon avis, était plus aigrie que grise. Mais il y avait aussi Françoise, une jeune sœur de vingt ans dont j’étais amoureux. L’amour de certains membres du personnel me rappelait celui de ma famille. Ce réservoir affectif me permit de traverser ces interminables semaines confiné à mon enclos médical.

 

À cinq ans, j’avais donc connu de multiples expériences du très plein et du très vide. La vie m’avait à la fois invité à explorer le monde extérieur et confronté à côtoyer l’espace solitaire de l’intériorité. La conclusion du cheminement médical était définitive, les douleurs aiguës avaient cessé, et la cécité était complète et permanente. C’est à cette période que ma conscience s’éveilla à cette autre situation complexe. Jusque-là, j’étais tellement occupé à vivre le quotidien que je n’avais pas eu le temps de me sentir handicapé. Mais voilà que le contact avec les adultes extérieurs à ma famille me plongea dans des réflexions embarrassantes. D’une part, ils m’admiraient pour des habiletés qui, pour moi, allaient de soi. Se déplacer en écoutant n’était pas plus pas moins extraordinaire que le faire par la vue. Ils s’exclamaient devant ma capacité à reconnaître les objets par le toucher, quand il était évident pour moi qu’ils étaient tout aussi capables de le faire s’ils essayaient. Et d’autre part, ils avaient à mon égard des propos de pitié, de tristesse à me voir jouer les yeux fermés. J’étais confus de réaliser jusqu’à quel point ils me voyaient handicapé, malheureux, incapable, dans des instants où je me sentais comblé par la vie. Sans mauvaise volonté mais par ignorance, ils ne réalisaient pas que j’entendais leurs commentaires et qu’ils me définissaient comme handicapé. L’enfant ne devient donc handicapé que par la perception des adultes. Voir ou être aveugle sont des phénomènes neutres jusqu’au moment où on leur attribue une valeur de plus ou de moins.

 

Enraciné dans le terreau de mon enfance, je vous partage ici quelques commentaires et réflexions, inspirés par la vie de l’enfant aveugle. L’ère de l’industrialisation et par conséquent, l’avènement des mégacités expriment manifestement une surutilisation et une surestimation de la vue par rapport aux autres sens. Dans les mines, les usines bruyantes et puantes, seule la vue peut faire sens, peut permettre d’y vivre. Ces lieux construits pour et par la vue ont permis la fabrication de produits s’adressant surtout au monde visuel. Ainsi, en deux siècles, s’est développée une hypertrophie de la vue, au détriment des autres sens. La survie de notre espèce tout comme celle des individus, qui avait depuis ses origines reposé sur la complémentarité des sens, me semble en péril. Tout comme il est impératif de se préoccuper de la disparition de certaines espèces végétales et animales de la surface de notre terre, il m’apparaît crucial d’être sensible à l’atrophie progressive de quatre de nos cinq sens.

 

Certes la vue est le sens le plus efficace, et le plus utile, surtout dans notre monde moderne qu’il a en grande partie créé. Cependant, d’un point de vue phénoménologique et fonctionnel, il ne perçoit la réalité que sur 180 degrés. De plus, les yeux sont au repos la nuit. De leur côté, l’ouïe, l’odorat et le toucher permettent une perception sur 360 degrés. Ils sont en fonction 24 heures sur 24, assurant notre survie pendant que la vue se repose. Cette complémentarité naturelle des sens est maintenant en déséquilibre. Notre société moderne hypervisuelle devient graduellement handicapée des autres sens. Et puisque nos sens physiques ne sont que la partie visible de l’être humain, le déséquilibre observable peut nous conduire jusqu’à un trouble plus profond. Dans la mesure ou l’on s’accorde à dire que chaque sens est en lien avec des fonctions psychiques et spirituelle nous ouvrons la porte à une lecture en conséquence de la situation. Il pourrait y avoir un lien entre la perte d’acuité des sens physiques et la perte du sens au plan philosophique et spirituel. Ainsi la vue domine les autres sens, tout comme le rationnel domine le senti, et le conceptuel domine l’expérience spirituelle. Or, il m’apparaît que l’être humain entretient l’illusion de domination justement là par où il est subordonné. Nous vivons la plupart du temps sous l’emprise de nos conceptions, nos projections et perceptions qui nous isolent du reste de l’univers. La vue supérieure dont parlent les mystiques vient du cœur et non des yeux. L’écoute implique le silence, celui des images, des mots et des pensées. En ce lieu où la turbulence de nos sens s’apaise, il est possible par ce moment privilégié de toucher du cœur la couleur du paradis.

 

L’attraction du monde des images me semble s’accentuer, engendrant une spirale de plus en plus souffrante. Je ressens dans ce mouvement centrifuge une exacerbation de l’extraversion qui appauvrit l’intériorité. Branché sur autant d’images, l’individu risque de manquer de racines pour affronter les tempêtes. L’image présente souvent un produit fini, et non le processus pour y parvenir. La valorisation de l’image évacue la patience et la persévérance nécessaires et signifiantes pour y arriver. La vue sans l’apport des autres sens perd de sa profondeur, offrant une vision tronquée de la réalité. Cette dépendance aux images rend extrêmement difficile la planification de processus à long terme, puisque nous n’en avons pas de représentation extérieure. Il est vrai qu’il est plus rapide de photographier une carotte que de la faire pousser. La nourriture de l’image rencontre ici ses limites.

 

Au plan psychologique cette force attractive de l’image nous rappelle le sort tragique de Narcisse. Les équipes de professionnels qui conseillent maintenant nos politiciens au sujet de leur image ont plus de budget que celles responsables d’enrichir leur discours. Si une image vaut mille mots, un million d’images valent un milliard de mots. Le discours risque la redondance. Platon nous avait avisé par son « Allégorie de la Caverne » L’image est un reflet et non la réalité. Notre narcissisme collectif investi dans le paraître fragilise et isole l’individu. Sans les moyens suffisants pour être et se reconnaître, il déploie toutes ses forces dans l’espoir angoissant qu’on le reconnaisse. Devant tant d’images proposées, plusieurs individus se retrouvent comme le caméléon sur une jupe écossaise.  Happés par le monde extérieur, ils ne sentent plus l’intimité du lien spirituel avec l’univers. Ils ne touchent plus la couleur du paradis.

 

Par sa capacité à détourner la tête ou à fermer les yeux, la vue est le seul sens à pouvoir se couper de son environnement. Il peut ainsi abuser de la nature, oubliant les conséquences derrière lui ou dans son angle mort. Son sentiment de toute-puissance est toutefois à la hauteur de son ignorance. Nos sciences sociales ont contribué à l’édifice de l’individualisme, plaçant sur la personne un poids incommensurable. En faisant de l’image, de la réussite extérieure, l’objectif ultime de notre voyage terrestre, plusieurs personnes croulent sous la charge. Puisque nous sommes mortels, la réussite d’un individu est sans aucun avenir. Il est peut-être temps que l’on cesse de promouvoir la confiance et l’estime de soi, pour la remplacer par la confiance et l’estime des autres. La sagesse bouddhiste considère l’auto-préoccupation comme étant la source de toutes souffrances. C’est un peu comme si la terre s’imaginait être le centre du système solaire et forçait pour faire tourner le soleil autour d’elle. Quelle énergie elle aurait à fournir pour finalement échouer ! 

 

Trêve de réflexion, je vous invite à prendre quelques minutes pour observer dans votre propre quotidien, la place qu’occupe la vue en comparaison des autres sens.

 

Il est d’abord facile d’observer la suprématie visuelle en terme de qualité et de quantité de nuances sur les autres sens. Considérons par exemple l’aménagement de votre foyer. Pour plusieurs d’entre vous, l’épreuve que fut le choix de la bonne couleur pour votre salon parmi les mille possibilités proposées par votre conseiller, suffit à vous convaincre. J’invite les autres à comptabiliser en un survol le nombre d’heures passées à l’aménagement visuel de leur logis, et combien furent consacrées aux aspects sonores, olfactifs et tactiles. Peut-être même que la question vous surprend. Pourtant les odeurs et les matériaux contribuent grandement à l’ambiance d’un lieu. Ainsi l’enfant aveugle apprend une grande quantité de mots relatifs au monde visuel pour transiger avec ses proches. Ces mots décrivent davantage la réalité perceptuelle de ces derniers, plus que la sienne. La pauvreté du vocabulaire non-visuel confine l’enfant aveugle à des difficultés de communication, n’ayant pas les mots pour dire son expérience intérieure ou extérieure. Il est alors aisé pour lui d’imaginer que son vécu est de peu d’intérêt pour les autres. Mais puisque la chaîne de l’humanité n’est pas plus forte que le plus faible de ses maillons, les difficultés d’intégration que rencontrent les personnes déficientes visuelles peuvent peut-être apporter des réponses aux enjeux de notre survie collective. Elles invitent par leurs limitations visuelles à tenir compte des autres sens par ailleurs si souvent négligés ou oubliés.

 

J’espère que mon instinct se trompe, que mon senti erre. Car je pressens l’apparition prochaine de nouveaux problèmes liés à la sur-stimulation visuelle. Très jeunes les enfants sont assaillis par les images de toutes parts. J’ai l’intuition que bon nombre des troubles de l’attention, d’hyperactivité qui agitent nos écoles, sont une conséquence de la surcharge visuelle et sonore. D’autant plus que cette agression persistante n’est pas suffisamment compensée par des expériences multisensorielles. En langage cybernétique, on dirait qu’il y a trop d’input et pas assez d’output. Il en est probablement de même pour plusieurs adultes qui vivent de l’insomnie, de l’anxiété diffuse, suite à l’usage excessif de leurs yeux au travail.

 

C’est par inquiétude pour votre précieuse vue que j’exprime mes sentiments. J’ose vous parler ainsi car votre vision est aussi la mienne. Sans vous je n’y verrais rien. Voilà, nous en sommes revenus à l’interdépendance. Quelle tâche quotidienne est la vôtre, chers voyants, de faire le tri entre les images inutiles et celles qui conviennent à votre âme. La pollution sonore ne manque pas de nous assaillir à son tour. Plusieurs recherches récentes démontrent que la presbyacousie (perte de l’acuité auditive due à l’âge) apparaît de plus en plus tôt chez l’adulte nord-américain. En envahissant le Tibet, les Chinois ont détruit un temple qui datait de trois mille ans. Il était dédié au silence, aucun mot n’y avait été prononcé pendant toutes ces années. Si les humains de l’époque avaient senti à ce point le besoin d’un tel refuge, qu’en est-il de nous ? Si nous sommes bombardés de l’extérieur par une stimulation constante de tous nos sens, et de l’intérieur par nos propres préoccupations personnelles, que reste-t-il de disponibilité pour les autres ?

 

Il me revient en conclusion une scène du film qui nous situe dans la cour du pensionnat pour enfants aveugles. Mohammad, environ huit ans, est seul. Il attend désespérément son père qui ne vient pas. Tous ses camarades ont quitté pour les vacances d’été. Nous assistons au crescendo émotionnel de son désespoir, minute par minute. Mais voilà qu’au cœur de son tourment, il entend un oiselet dans l’herbe qui crie sa vulnérabilité : il est tombé prématurément du nid. En un instant la vie de l’enfant s’éclaire, il n’est plus celui qui attend dans l’angoisse. Il devient celui qui vient en aide, se servant des piaillements des autres oiselets dans le nid pour y ramener le petit malheureux à plumes. Cette scène est ma préférée pour sa profondeur. Au moment même où les larmes nous gagnent devant cet enfant aveugle qui attend un père manifestement immature, Mohammad découvre plus démuni que lui-même. Le temps du sauvetage ainsi que tout le reste de son attente, il goûte au bonheur de chérir l’autre, celui qui en a besoin. S’il nous était possible de retrouver cette pureté de l’enfant dans les moments les plus difficiles de notre existence, nous pourrions tout comme lui retrouver le chemin du Bonheur en allant simplement vers l’autre qui nous attend désespérément. Ainsi, au cœur même de notre vulnérabilité se trouve l’Autre. Il me semble que c’est de cet élan vital que notre humanité a tant besoin.

 

Dédicace

Je tiens à remercier mon ami Marcel, l’équipe du Clap, ainsi que l’éditeur de L’instant même pour leur invitation à participer à ce collectif, et pour avoir accepté la dédicace de ce texte à la Fondation Caecitas. Jeune et enthousiaste, cet organisme supporte l’intégration sociale des personnes vivant des limitations visuelles. C’est un lieu de partage de notre fragilité humaine, tout comme la force de la mise en commun de notre créativité. Les réalisations ainsi que les projets présents et futurs de la fondation concernent le logement, l’emploi, l’activité physique et sportive, ainsi que la prévention des problèmes oculaires. Pour plus d’informations, pour devenir bénévole, ou pour un don, voici nos coordonnées :

 

Fondation Caecitas

C.P. 47124 Rue Sheppard

Québec (Québec)

G1S 4X1

 

Source : François Côté, directeur général.

Texte rédigé durant l'hiver 2005